Aujourd’hui, nous avons l’honneur et le grand plaisir de recevoir l’une des figures emblématiques du BIM en France qui avait été élue il y a quelques années « Espoir du BTP pour les années à venir » : Annalisa De Maestri. Cette brillante Femme Ingénieure est à la tête de l’innovation de l’une des plus grandes et prestigieuses Agences d’Architecture Française, Valode & Pistre. Elle nous parle de son parcours et de son rôle majeur actuel au sein d’une Agence qui a effectué une transition digitale majeure ces dernières années et qui avait fait parler d’elle en son temps avec la première tour de grande hauteur – In City – conçue en BIM avec Autodesk Revit.
Annalisa De Maestri
Ingénieure et Architecte
Dirigeante d’Entreprise
Valode & Pistre BIM (VPBIM)
Bonjour Annalisa et bienvenue sur ABCD Blog. Nous sommes ravis et honorés de t’accueillir. Même si tu es déjà extrêmement connue, pourrais-tu stp te présenter en quelques mots à nos lectrices et lecteurs ?
Bonjour Emmanuel, je te remercie de cette invitation sur ce blog, qui est l’une de plus importantes références d’information dans la construction digitalisée.
Ma carrière s’est vite orientée vers la direction d’entreprise. Depuis plusieurs années, j’ai créé et développé des sociétés qui travaillent dans le numérique, et je dirige aujourd’hui VPBIM, l’une des sociétés du Groupe Valode &Pistre.
Quel est ton parcours universitaire et où as-tu étudié ? L’Architecture, l’Ingénierie et la Construction étaient déjà des secteurs qui te passionnaient dès le début de tes études ?
Je suis Ingénieure et Architecte. J’ai fait un double cursus en Italie, complété par un an de stage en France. J’ai finalement décidé de prendre mon agrément en tant qu’ingénieur. Je suis donc inscrite à l’Ordre des Ingénieurs de Milan.
As-tu commencé à travailler en Italie après tes études ?
Non, j’ai toujours dit que mon Amérique était la France : je suis partie tout de suite après avoir eu mon agrément.
Quand es-tu arrivée en France et quels ont été tes premiers pas professionnels ?
Je suis arrivée à Paris en 2007 et j’ai commencé à travailler pour Philippe Starck, dans le monde du design donc. Je travaillais à la fois sur des projets d’intérieurs, partout dans le monde, mais également sur des chantiers parisiens… Et c’est là que j’ai attrapé le virus des chantiers et du travail d’artisanat.
Quand as-tu eu connaissance du BIM et quand la passion pour ce processus t’est-elle venue, te poussant à approfondir tes connaissances dans ce domaine ?
Ma thèse d’ingénieur, que j’avais développée autour d’un sujet de gare, était déjà en 3D (calculs compris). Par la suite chez Starck j’ai pu apprendre le cycle de création et production numérique (design industriel oblige). De là, j’ai été recrutée pour un projet Parisien qui allait occuper par la suite 6 ans de ma vie : la Fondation Louis Vuitton de Frank Gehry, construite par VINCI Construction France. Et c’est là que la rencontre a eu lieu : il n’y avait pas le choix pour construire cet ouvrage.
Tu as travaillé sur des projets iconiques tels que le Stade Arena 92 et la Fondation Louis Vuitton. Pourrais-tu nous en parler et nous dire pourquoi le BIM a été utilisé et ce qu’il a apporté sur ces grands projets ?
Pour les deux projets, au départ le BIM était une nécessité par la complexité des formes dans une démarche d’anticipation des complexités et d’optimisation des coûts.
C’était le début des technologies BIM, tu étais une pionnière avec tes Equipes. Etait-ce difficile ? Quels souvenirs en gardes-tu ?
Je garde d’abord un très bon souvenir du point de vue humain : la nouveauté du BIM, les ouvrages exceptionnels, l’engouement des équipes, l’attachement de chacun à la réussite. J’ai le souvenir que tout n’était pas rose, mais que rien n’était insurmontable car il y avait un esprit de groupe. C’était compliqué de mettre en place des méthodes sans savoir où on était en train d’aller, sans avoir de retours d’expérience sur lesquels se baser … mais puisque les ouvrages étaient compliqués et que le BIM était une aide véritable, cela a fait très rapidement tomber les barrières de la résistance au changement.
Quand as-tu intégré l’Agence Valode et Pistre et pour quel rôle ?
J’ai rejoint Valode et Pistre en 2019.
Denis et Jean (M. Valode et M. Pistre) avaient déjà initié dans le groupe la démarche du BIM, mais ils voulaient aller plus loin : créer une entreprise spécialisée dans le secteur du digital, qui combine et complète l’offre de management de projet du Groupe (pour la phase de conception et de réalisation). Ils voulaient également pousser la recherche et l’expérimentation des nouvelles technologies (avec la conception générative, l’IA, etc.).
Ce projet m’a séduite tout d’abord en tant qu’entrepreneur : pour la démarche et pour la variété des sujets : beaucoup de choses sont à construire, c’était un peu comme le chant des sirènes pour Ulysse… impossible d’y résister.
Je voulais aller beaucoup plus loin que le BIM, avec une approche plus globale de la digitalisation et c’est désormais chose faite.
Aujourd’hui, j’ai donc une double casquette : je dirige l’entreprise VPBIM et je dirige également l’innovation et la R&D pour le Groupe.
Peux-tu d’ailleurs stp nous présenter l’Agence en quelques mots ? Quelles sont ses spécificités ?
Aujourd’hui, on doit plutôt parler de Groupe Valode et Pistre, et non plus seulement d’Agence. Certes l’agence d’architecture, qui a fêté en 2020 ses 40 ans, est le pilier de ce Groupe et se développe en France et à l’international, notamment en Chine et Russie.
Dans le Groupe, on retrouve aujourd’hui diverses entreprises :
- VP & Green Engineering, BET structure et façades
- VPDesign, pour l’architecture et design d’intérieur
- VPX, pour la maitrise d’œuvre d’exécution
- Espace-temps, BET structure et fluides
- VPBIM, pour les activités numériques : BIM Management, coordination BIM et synthèse BIM d’exécution, modélisation tous corps d’état, développement d’outils
Vous avez travaillé et vous travaillez sur des projets emblématiques en BIM. Pourrais-tu nous citer quelques-unes de vos références clés ?
A Paris, on peut en citer deux en particulier : la Gare du Nord et la Tour Triangle.
Quand l’agence a-t-elle commencé à travailler en BIM et où en êtes-vous à l’heure actuelle en termes de digitalisation et BIMisation ?
Le BIM a commencé et a été introduit chez V&P il y a plus de 10 ans. Aujourd’hui, tous les projets sont en BIM et nous avons un programme de formation interne adapté aux différents rôles et métiers du Groupe, qui permet à chacun de profiter au mieux de cette méthodologie de travail.
Quel est votre outil central de production et en quoi est-il important ?
Pour la production BIM, l’outil central est Autodesk Revit (pour la maquette 3D, la documentation 2D, les tableurs, nomenclatures, etc). En conception, il est accompagné sur les premières phases de projet par Rhinoceros 3D, et on met les deux en communication. On utilise aussi parfois une solution de modélisation extrême sur certains projets. On utilise beaucoup Dynamo, Grasshopper et Python, pour optimiser et automatiser. Navisworks et d’autres solutions similaires pour analyser… et la liste est encore longue (plateformes, outils de calculs, etc).
Pour éviter de se perdre avec tout cela, l’équipe que je dirige est chargée également de veiller à ce que les échanges entre logiciels permettent à tout le monde de travailler de façon performante. L’interopérabilité est clé.
En tant que Directrice de l’Innovation, quels sont tes responsabilités ? Comment est constituée ton Equipe et quel est leur rôle au quotidien ?
Ce rôle est plus vaste et complet qu’on ne l’imagine : certains le définissent comme ‘‘ un capteur de changement ‘‘, et cela est assez vrai, mais ça ne suffit pas pour décrire tout ce qu’on fait dans ce rôle. Avec mon équipe, on travaille sur des sujets divers :
- La veille technologique (à la fois pour les métiers qui existent et pour ceux qui sont à créer)
- Partenariats R&D et POC (comme celui que nous avons fait avec SPACEMAKER), beaucoup de nos sujets tournent autour de l’IA d’ailleurs
- La stratégie numérique et digitale
- Le marketing autour de ces sujets
Ce que je trouve assez entrainant dans ce rôle, c’est la dynamique qui se crée autour des sujets innovants : parfois on est à l’origine de l’idée, parfois sur la base d’un échange avec un collègue ou d’une présentation, on pousse la recherche plus loin. Peu importe d’où cela prend son origine, on voit la curiosité et la participation des collègues autour de ce métier grandir : le coté nouveauté et créativité doivent surement y être pour quelque chose.
Vous avez été visionnaires en comprenant que cette digitalisation méritait d’être drivée au niveau du marché et vous êtes les seuls à le proposer. Cette démarche d’une grande agence à l’égard du marché est innovante et généreuse. Quels sont vos objectifs ?
Je pense que d’autres aussi l’ont compris, mais nous en avons fait une question de maîtrise du bâti, et pas uniquement de maitrise d’outils ou de méthodes digitales. Si l’on est prêt à donner à un concepteur la responsabilité d’un ouvrage, il doit être prêt aussi à en maitriser tous les aspects, digitalisation comprise. Le digital « augmente » nos capacités, il nous soutient dans nos démarches, il nous permet d’accroitre notre maitrise d’un ouvrage, en conception, en exécution et tout au long de la vie d’un bâtiment. Alors pourquoi s’en priver ? Pourquoi le refuser ?
Nous avons choisi de le maîtriser.
Ciblez-vous plutôt les grandes agences ou aussi les petites et moyennes ? Proposez-vous aussi vos services aux BET et Entreprises ?
On propose nos services à des architectes, des BET, des entreprises et des maîtrises d’ouvrage et gestionnaires.
Selon la dimension du projet, les besoins de nos clients, nous adaptons notre équipe et nos profils.
Quid des maîtres d’ouvrage ? Les adressez-vous et proposez-vous des services de type jumeaux numériques ?
Les maitrises d’ouvrages et les gestionnaires sont des clients auxquels nous proposons nos prestations : nous travaillons avec eux de plus en plus sur la notion de cycle d’usage du BIM et d’évolution des données ainsi que de ROI.
Ce sujet du jumeau numérique me tient à cœur. Il y a quelques mois, j’avais animé avec d’autres professionnelles du secteur un webinaire dont le thème était le cycle vertueux de la donnée. Le chemin que l’on doit faire en tant que professionnel pour jouer ensemble la partition qui nous permet de créer, alimenter et faire évoluer la donnée est à la base du maintien à jour des informations (clin d’œil à Sihem, Sophie et Christelle). Le jumeau numérique évolue à partir du BIM et termine son cycle dans le BIM : les deux s’alimentent. Le BIM permet de créer et d’organiser les conteneurs de données, le jumeau numérique à partir de la maquette BIM vit et évolue grâce à l’expérience quotidienne du bâti (comment on l’utilise, qui intervient, quand, etc).
Etes-vous essentiellement positionnés sur la phase conception ? Uniquement en France ou aussi en Europe et dans le monde ?
Comme toutes les sociétés du groupe, on travaille à l’international, en conception et en exécution.
Combien de temps selon vous faudra-t-il pour digitaliser le marché de l’Architecture et du BTP en France ?
Il faudra beaucoup trop de temps si l’on n’active pas les choses plus rapidement.
Si du point de vue des applications techniques, la France reste novatrice, le manque de cadre national, d’une obligation d’application du BIM et du numérique au sens plus large, fait défaut et crée du tort à cette industrie.
La France était en avance, elle est aujourd’hui l’un des rares pays à ne pas avoir fait le pas de façon franche. Elle reste donc en partie démunie face à la concurrence internationale.
Tu es italienne d’origine, un pays référence pour le BIM, notamment avec son obligation pour les marchés publics. Penses-tu qu’ils soient mieux préparés à cette transition digitale ? Que les étudiants et professionnels soient mieux formés ?
L’Italie n’était pas préparée à la transformation digitale, mais culturellement, nous sommes assez entrainés à saisir les opportunités et à franchir des pas de géants très rapidement. Ou tout simplement nous nous posons moins de questions et nous agissons plus rapidement ? Chaque situation a ses pour et ses contre.
Notre culture d’ingénieur est moins technique que celle des ingénieurs français : je l’ai toujours dit : je n’ai jamais connu meilleurs spécialistes que les français. Mais dans des conditions de « changement », comme celles qui incombent quand on doit affronter des évolutions managériales ou technologiques, une préparation plus généraliste facilite à mon sens les choses.
On ose aller plus facilement dans des directions inconnues.
Tu as été à l’origine du BIM France et tu es l’une des plus grandes influenceuses du BIM. Penses-tu qu’il y ait suffisamment d’actions mises en place par les autorités pour faire avancer le BIM en France ?
Pas assez.
Il y a quelques années on avait pu comparer le montant mis sur la table par le Royaume-Uni et la France pour le développement du numérique dans le bâtiment. Il a été clair dès le départ que l’on ne jouait pas dans la même cour.
J’attends avec impatience de voir la suite du plan BIM 2022.
Il serait temps après plus de 10 ans que l’on puisse concrétiser tout le travail fait au niveau de la recherche et enfin d’avancer.
Etant donné que je suis plus à l’aise dans l’action que dans l’attente, j’ai décidé d’apporter ma pierre à l’édifice sur deux terrains : d’un coté en mettant mon expérience au service du mentorat pour une association qui regroupe des femmes entrepreneuses qui souhaitent développer leur activité dans le monde du numérique. C’est une expérience humaine et professionnelle très enrichissante. De l’autre, en développant la « feuille de route BIM et digitale pour le Maroc », un document qui décrit les grandes lignes directrices de la démarche pour le bâtiment et pour les infrastructures. Nous sommes plusieurs professionnels internationaux d’Italie, de France, de Suisse et du Maroc, à nous être regroupés au sein de l’ONG Myafricancompetition pour faire avancer cette démarche.
Selon toi, comment le BIM, les nouvelles technologies et les futurs métiers évolueront à l’avenir ?
Je pense que la production en BIM tel qu’on la connait aujourd’hui va disparaitre dans les prochaines années pour être intégrée par les techniciens (production et analyse). Ce qui signifie indirectement que les métiers de conception et d’exécution devront évoluer pour intégrer ces compétences. Il va de soi que les rémunérations devront évoluer aussi.
Pour ce qui est du BIM Management, si l’industrie du bâtiment prend la même direction que les autres industries, nous aurons d’un coté des managers de plus en plus expérimentés dans le management des data et du processus, et de l’autre, des data analysts et scientists capables de donner une nouvelle valeur à nos données.
Notre industrie, devenant de plus en plus attrayante avec l’évolution des technologies, les portes s’ouvrent à ces nouveaux métiers.
Cependant, pour que cela se réalise, il faudra travailler sur la simplification du langage, des processus et sur la clarification des attentes. La multitude des « portes d’entrée » des données dans le bâtiment peut devenir un frein à cette évolution.
Et si quelque chose dans tout ce parcours devait changer, cela nous stimulerait à trouver encore de nouvelles solutions et à anticiper d’autres scénarios.
En dehors du BIM, quelles sont tes passions 😊 ?
J’ai encore quelques passions qui tournent autour du digital et du numérique : la photographie et l’enseignement. La première a toujours été là : en famille, on est au croisement entre l’entreprenariat et l’art. La deuxième, est liée à l’immense respect que je porte à la transmission du savoir : un privilège et une source de fierté. Quelque chose de précieux pour celui qui la transmet, comme pour celui qui la reçoit. Cela crée des liens invisibles mais durables entre les personnes. Dans notre société de consommation rapide, cela fait partie des choses qui perdurent à long terme !
En dehors de cela, deux autres passions m’animent : la moto, et les voyages.
Avec la COVID, j’ai dû revoir la distance de mes trajets à la baisse, mais quand on aura dépassé tout cela, je repartirai vers le Népal ou le Kenya (à moto bien sûr), avec mon appareil photo, bien sûr.
Souhaiterais-tu dire quelque chose de particulier à nos lectrices et lecteurs ?
Que j’ai hâte d’en revoir plus d’un/une en dehors d’un écran !
Annalisa, mille grazie pour cette belle et riche interview. Tu es décidément l’une des grandes personnalités qui forge l’avenir de l’AEC en France et dans le monde ! Nous te souhaitons de continuer cette route vers le succès !